lundi 11 mars 2013

Chlorofille

"C'est grave ? demanda Griotte, le sourcil circonflexe d'angoisse et l’œil mouillé d'anxiété.
- Eh bien, pour tout vous dire, vous souffrez d'une hyperchlorophilie...
- Vraiment? Et comment en guérit-on?
- ..."
Il faut savoir que la chlorofille est un cas à part. On la reconnait cependant à quelques symptômes récurrents qui apparaissent généralement aux premiers jours du printemps. La chlorofille a dans son sac à main deux cartes de fidélité dont elle ne se sépare jamais, celles de Botanic et celle de Jardiland, jalousement gardées dans une poche secrète de sa besace. 
La chlorofille se rend régulièrement dans les kiosques à journaux, dissimulée derrière de grosses lunettes noires, les cheveux couverts d'un foulard en soie pour lire incognito le dernier numéro de Rustica et de Jardin Magazine (qu'elle ne pourrait ramener à la maison sans se faire vivement moquer d'elle par qui lit le Courrier International et les Inrock...). 
La chlorofille se fait des soirées spéciales "Silence, ça pousse" quand Mister Perfect réunionne et prend soin, à son retour, de lui raconter les trois épisodes de Desperate Housewives, histoire de ne pas être définitivement classée dans la catégorie "Has been Housewife", faute d'être désespérée.
La chlorofille commence à hanter les serres des jardineries au 1er mars et renonce à les fréquenter à la fin du mois de décembre quand il lui faut constater à contre-coeur que tous les rayons sont bel et bien vides.
La chlorofille en sait souvent bien plus long sur les plantes de la jardinerie que l'employé lui-même. Dans ses jours d'extrême morosité ou de manques sévère en verdure, il lui arrive même de tendre des pièges au malheureux jeunes hommes obligés de répondre à moult questions vicieuses. Extrait :
"Et vous ne pourriez pas me dire où se trouvent les Kerria Japonica?
- Euh, ben j'crois qu'on les a pas encore reçues ; ça doit être encore  trop tôt...
- Ah oui? Pourtant, c'est pas ce qu'on voit là-bas, ces petits arbustes?
- Ah oui, désolé..."
Mais surtout, la chlorofille achète des plantes pour couvrir environ un hectare de terrain quand elle ne possède que 10 mètres carrés de jardin. Elle s'avance fièrement en caisse, le chariot saturé de plantes en tout genre, telle la pionnière du reboisement en Amazonie et elle aime être ainsi regardée, suspectée et enviée de posséder des ares de terres à garnir. Pourtant, on peut se demander comment elle arrive encore à en faire rentrer dans son jardin, des arbustes, des conifères et des vivaces, depuis le temps qu'on la voit en rapporter de toutes les pépinières alentour (oui, parce qu'elle change parfois, histoire de ne pas se faire ficher comme grande malade de la plante verte...)
Et à chaque printemps, elle remet ça, la chlorofille. Ça commence au petit-déjeuner où elle lit passionnément le catalogue Meilland Richardier en plongeant distraitement sa cuillère dans son bol de céréales. Ça continue  à midi où elle se met à tirer des plans de plantations depuis sa fenêtre en évaluant qu'il lui reste une dizaine de centimètres entre chaque arbre pour caser la demi-douzaine de nouvelles plantes qu'elle a envie d'acheter. Ça se poursuit le soir avec une opération persuasion pour convaincre Mister Perfect de dédier une partie du budget familial à la sauvegarde de la flore locale et à l’entretien de la biodiversité...

Un faux robinier qui fera une jolie boule de feuilles en été

un cerisier du Japon que je rêve de voir fleurir














Un pommier Evereste qui fournira de la nourriture aux oiseaux l'hiver prochain

un petit pin taillé en bonsaï ; j'ai craqué!

Elle n'arrête jamais, la chlorofille. Elle est persuadée que son bonheur est dans les plantes et son humeur va et vient au gré des bourgeons qui naissent, des feuilles qui tombent ou des fleurs qui parfument le vent. Elle est convaincue que si elle n'avait pas toutes ces tulipes qui commencent à grandir le long des murs, tous ces crocus qui rendent les fenêtres multicolores et toutes ces branches qui jouent avec les ombres et le soleil, elle se fanerait comme une fleur qu'on abandonne. Elle en a besoin, c'est vital et c'est plein de douces promesses : regarder venir les feuilles bien vertes de vie, attendre les fleurs qui se font désirer, guetter le premier fruit rouge. 
Et elle enseigne à son chlorofils toute cette joie simple qui gonfle le cœur à chaque saison et qui suffit parfois à rendre heureux...
... enfin presque, parce que Mister Perfect, lui, il était drôlement content de retourner au bureau ce matin, après avoir manié la bêche et le râteau tout le week-end... 
 

4 commentaires:

  1. Qu'est-ce que tu m'as fait rire ! Je ne suis pas du tout chlorofille, j'aimerais bien avoir tes connaissances... tu crois que c'est une maladie qui s'attrape ? (euh, tu me diras, j'adorais les jardineries autrefois mais j'ai tellement tellement tué de plantes vertes quand j'étais en appart...).

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  2. Mais le portrait est très proche de la réalité et je me dis parfois que je suis réellement atteinte de la folie de la plante verte... Cela contribue à combler mes journées de voir pousser mes plantes! Il faut dire que j'ai moi aussi longtemps vécu en appart' ; du coup, je me rattrape!!!

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  3. j'adore! c'est drôle avec un petit brin de poésie - des plantes pour un hectare de jardin quand on a 10m2 de plate-bandes... je me reconnais bien là!! (mais j'ai tellement pas la main verte qu'il faut tous les 2 ans remplacer les malheureuses disparues)

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  4. Je rie en lisant la "chrorophobie" qui t'envahit en scrutant quelques petits bouts de terre vierge...je me reconnais légèrement...! Mais faute de temps et victime d'une météo plus qu'humide ( je ne compte en effet pas installer une rizière à la française ), je me suis maintenant tournée vers les parfums et j'ai garnis les petits coins de terre ou petits pots d'herbes aromatiques, de lavande, romarin, citronnelle, sarriette, et de roses odorantes...comme ça j'en profite aussi à l'intérieur : en cuisine ou dans les armoires...Et il y a quelques temps en réparant le doudou du petit, j'ai glisser deux brins de lavande du jardin à l'intérieur....comme c'est l'odeur apaisante anti-cauchemar il adore !!
    Je me suis dit que c'était du boulot de biner, bêcher, retourner, creuser, désherber...mais les petites récompenses inattendues comme celle-là sont chouettes à vivre !
    Tistouette !

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